Mise à jour de situation

Le symbolisme du dôme
René Guénon

Dans un article de la revue The Indian Historical Quarterly (mars 1938) Ananda K. Coomaraswamy a étudié la question du symbolisme du dôme, qui est trop importante, et d’ailleurs trop étroitement liée à certaines des considérations que nous avons nous-même développées précédemment, pour que nous n’en examinions pas spécialement les principaux aspects. Le premier point essentiel à noter à cet égard, en connexion avec la valeur proprement symbolique et initiatique de l’art architectural, c’est que tout édifice construit suivant des données strictement traditionnelles présente, dans la structure et la disposition des différentes parties dont il se compose, une signification « cosmique », qui est d’ailleurs susceptible d’une double application, conformément à la relation analogique du macrocosme et du microcosme, c’est-à-dire qu’elle se réfère à la fois au monde et à l’homme. Cela est vrai naturellement, en premier lieu, des temples ou autres édifices ayant une destination « sacrée » au sens le plus limité de ce mot ; mais, en outre, cela l’est même pour les simples habitations humaines, car il ne faut pas oublier qu’en réalité il n’y a rien de « profane » dans les civilisations intégralement traditionnelles, si bien que c’est seulement par l’effet d’une profonde dégénérescence qu’on a pu en arriver à construire des maisons sans se proposer rien d’autre que de répondre aux besoins purement matériels de leurs habitants, et que ceux-ci, de leur côté, ont pu se contenter de demeures conçues suivant des préoccupations aussi étroitement et bassement utilitaires.

[1] Publié dans É. T., oct. 1938.

Il va de soi que la signification « cosmique » dont nous venons de parler peut être réalisée de multiples façons, correspondant à autant de points de vue, qui donneront ainsi naissance à des « types » architecturaux différents, dont certains seront particulièrement liés à telle ou telle forme traditionnelle ; mais nous n’avons à envisager présentement qu’un seul de ces « types », qui apparaît d’ailleurs comme un des plus fondamentaux, et qui est aussi, par là même, un des plus généralement répandus. Il s’agit d’une structure constituée essentiellement par une base à section carrée (peu importe ici que cette partie inférieure ait une forme cubique ou plus ou moins allongée), surmontée d’un dôme ou d’une coupole de forme plus ou moins rigoureusement hémisphérique. Parmi les exemples les plus caractéristiques, on peut citer, avec Coomaraswamy, le stûpa bouddhique, et aussi, ajouterons-nous, la qubbah islamique, dont la forme générale est exactement semblable2 ; il faut y rattacher aussi, entre autres cas où cette structure peut ne pas se distinguer aussi nettement à première vue, celui des églises chrétiennes dans lesquelles une coupole est édifiée au-dessus de la partie centrale3. Il y a lieu de remarquer aussi qu’une arche, avec ses deux piliers rectilignes et le cintre qui repose sur ceux-ci, n’est en réalité pas autre chose que la coupe verticale d’une telle structure ; et, dans cette arche, la « clef de voûte » qui occupe le sommet correspond évidemment au point le plus élevé du dôme, sur la signification propre duquel nous aurons à revenir par la suite4.

[2] La destination de ces deux édifices est d’ailleurs également similaire puisque le stûpa, originairement tout au moins, était fait pour contenir des reliques, et que la qubbah est élevée sur le tombeau d’un walî.

[3] Si l’église a dans son ensemble la forme d’une croix latine, ainsi qu’il en est le plus habituellement, il convient de remarquer que cette croix peut être obtenue par le développement d’un cube dont toutes les faces sont rabattues sur son plan de base (ce point se trouve expressément indiqué dans le symbolisme maçonnique de Royal Arch) ; la face de base, qui demeure naturellement dans sa position primitive, correspond à la partie centrale au-dessus de laquelle s’élève la coupole.

[4] Dans certaines figurations appartenant à la maçonnerie de Royal Arch, la signification « céleste » du cintre est formellement indiquée par la représentation sur celui-ci d’une partie du zodiaque, une des « portes solsticiales » étant alors placée à la « clef de voûte » ; cette « porte » devrait d’ailleurs normalement être différente suivant que le point en question sera considéré comme une « entrée » ou comme une « sortie », conformément à ce que nous avons expliqué précédemment.

Il est facile de se rendre compte, tout d’abord, que les deux parties de la structure que nous venons de décrire figurent la terre et le ciel, auxquels correspondent en effet respectivement la forme carrée et la forme circulaire (ou sphérique dans une construction à trois dimensions) ; et, bien que ce soit dans la tradition extrême-orientale que cette correspondance se trouve indiquée avec le plus d’insistance, elle est d’ailleurs fort loin de lui être exclusivement propre5. Puisque nous venons de faire allusion à la tradition extrême-orientale, il n’est pas sans intérêt de signaler à ce propos que, en Chine, le vêtement des anciens empereurs devait être rond par le haut et carré dans le bas ; ce vêtement, en effet, avait une signification symbolique (de même que toutes les actions de leur vie, qui étaient réglées selon les rites), et cette signification était précisément la même que celle dont nous considérons ici la réalisation architecturale6. Ajoutons tout de suite que, si dans celle-ci on regarde la construction tout entière comme « hypogée », ainsi qu’elle l’est parfois en effet, littéralement dans certains cas et symboliquement dans d’autres, on se trouve ramené au symbolisme de la caverne comme image de l’ensemble du « cosmos ».

[5] Dans l’initiation maçonnique, le passage from square to arch représente alors proprement un passage « de la Terre au Ciel » (d’où le terme d’exaltation pour désigner l’admission au grade de Royal Arch), c’est-à-dire du domaine des « petits mystères » à celui des « grands mystères », avec, pour ceux-ci, le double aspect « sacerdotal » et « royal », car le titre complet correspondant est Holy (and) Royal Arch, bien que, pour des raisons historiques que nous n’avons pas à examiner ici, l’« art sacerdotal » ait fini par s’y effacer en quelque sorte devant l’« art royal ». – Les formes circulaire et carrée sont aussi rappelées par le compas et l’équerre, qui servent à les tracer respectivement, et qui s’associent comme symboles de deux principes complémentaires, tels que le sont effectivement le Ciel et la Terre.

[6] L’Empereur lui-même, étant ainsi vêtu, représentait l’« Homme véritable », médiateur entre le Ciel et la Terre, dont il unit dans sa propre nature les puissances respectives ; et c’est exactement en ce même sens qu’un maître maçon (qui devrait être aussi un « Homme véritable » s’il avait réalisé effectivement son initiation) « se retrouve toujours entre l’équerre et le compas ». – Signalons encore, à ce sujet, un des aspects du symbolisme de la tortue ; l’écaille inférieure, qui est plate, correspond à la Terre, et l’écaille supérieure, qui est arrondie en forme de dôme, correspond au Ciel ; l’animal lui-même, entre ces deux écailles, figure l’Homme entre le Ciel et la Terre, complétant ainsi la « Grande Triade » qui joue un rôle particulièrement important dans le symbolisme des organisations initiatiques taoïstes.

À cette signification générale, il s’en ajoute une autre encore plus précise : l’ensemble de l’édifice, envisagé de haut en bas, représente le passage de l’Unité principielle (à laquelle correspond le point central ou le sommet du dôme, dont toute la voûte n’est en quelque sorte qu’une expansion) au quaternaire de la manifestation élémentaire7 ; inversement, si on l’envisage de bas en haut, c’est le retour de cette manifestation à l’Unité. À ce propos, Coomaraswamy rappelle, comme ayant la même signification, le symbolisme védique des trois Ribhus qui, de la coupe (pâtra) unique de Twashtri, firent quatre coupes (et il va de soi que la forme de la coupe est hémisphérique comme celle du dôme) ; le nombre ternaire, intervenant ici comme un intermédiaire entre l’Unité et le quaternaire, signifie notamment, en ce cas, que c’est seulement par le moyen des trois dimensions de l’espace que l’« un » originel peut être fait « quatre », ce qui est exactement figuré par le symbole de la croix à trois dimensions. Le processus inverse est représenté de même par la légende du Bouddha qui, ayant reçu quatre bols à aumônes des Maharajas des quatre points cardinaux, en fit un seul bol, ce qui indique que, pour l’être « unifié », le « Graal » (pour employer le terme traditionnel occidental qui désigne évidemment l’équivalent de ce pâtra) est de nouveau unique comme il l’était au commencement, c’est-à-dire au point de départ de la manifestation cosmique8.

[7] Le plan crucial d’une église est également une forme quaternaire ; le symbolisme numérique demeure donc le même dans ce cas que dans celui de la base carrée.

[8] Au sujet de Twashtri et des trois Ribhus, considérés comme une triade d’« artistes », notons que, dans les règles établies par la tradition hindoue pour la construction d’un édifice, on trouve en quelque façon leur correspondance dans l’architecte (sthapati) et ses trois compagnons ou assistants, l’arpenteur (sûtragrâhi), le maçon (vardhakî) et le charpentier (takshaka) : on pourrait encore retrouver des équivalents de ce ternaire dans la maçonnerie, où il devient en outre, sous un aspect « inverse », celui des « mauvais compagnons » meurtriers d’Hiram.

Avant d’aller plus loin, nous signalerons que la structure dont il s’agit est susceptible aussi d’être réalisée horizontalement : à un édifice de forme rectangulaire s’adjoindra une partie semi-circulaire qui sera placée à l’une de ses extrémités, celle qui est dirigée du côté auquel sera attachée la signification d’une correspondance « céleste », par une sorte de projection sur le plan horizontal de base ; ce côté, dans les cas les plus connus tout au moins, sera celui d’où vient la lumière, c’est-à-dire celui de l’Orient ; et l’exemple qui s’offre le plus immédiatement ici est celui d’une église terminée par une abside semi-circulaire. Un autre exemple est donné par la forme complète d’un temple maçonnique : on sait que la Loge proprement dite est un « carré long », c’est-à-dire en réalité un double carré, la longueur (d’Orient en Occident) étant le double de la largeur (du Nord au Midi)9 ; mais à ce double carré, qui est le Hikal s’ajoute, à l’Orient, le Debir en forme d’hémicycle10 ; et ce plan est d’ailleurs exactement aussi celui de la « basilique » romaine11.

[9] D’après le Critias de Platon, le grand temple de Poseidonis, capitale de l’Atlantide, avait aussi pour base un double carré ; si l’on prend le côté du carré pour unité, la diagonale du double carré est égale à √ 5 .

[10] Dans le Temple de Salomon, le Hikal était le « Saint » et le Debir était le « Saint des Saints ».

[11] Dans une mosquée, le mihrab, qui est une niche semi-circulaire, correspond à l’abside d’une église, et il indique également la qiblah, c’est-à-dire l’orientation rituelle : mais ici cette orientation, étant dirigée vers un centre qui est un point défini de la surface terrestre, est naturellement variable suivant les lieux.

Cela étant dit, revenons à la structure verticale : comme le fait remarquer Coomaraswamy, celle-ci doit être envisagée tout entière par rapport à un axe central ; il en est évidemment ainsi dans le cas d’une hutte dont le toit en forme de dôme est supporté par un poteau, joignant le sommet de ce toit au sol et aussi dans celui de certains stupas dont l’axe est figuré à l’intérieur, et parfois se prolonge même par le haut au-delà du dôme. Cependant, il n’est pas nécessaire que cet axe soit toujours représenté ainsi matériellement, pas plus que ne l’est en réalité, en quelque lieu que ce soit, l’« Axe du Monde », dont il est l’image ; ce qui importe, c’est que le centre du sol occupé par l’édifice, c’est-à-dire le point qui est situé directement au-dessous du sommet du dôme, est toujours identifié virtuellement au « Centre du Monde » ; celui-ci, en effet, n’est pas un « lieu » au sens topographique et littéral du mot, mais en un sens transcendant et principiel, et, par suite, il peut se réaliser en tout « centre » régulièrement établi et consacré, d’où la nécessité des rites qui font de la construction d’un édifice une véritable imitation de la formation même du monde12. Le point dont il s’agit est donc un véritable omphalos (nâbhih prithivyâh) ; dans de très nombreux cas, c’est là qu’est placé l’autel ou le foyer, suivant qu’il s’agit d’un temple ou d’une maison ; l’autel est d’ailleurs aussi un foyer en réalité, et inversement dans une civilisation traditionnelle, le foyer doit être regardé comme un véritable autel domestique ; symboliquement, c’est là que s’accomplit la manifestation d’Agni, et nous rappellerons à cet égard ce que nous avons dit de la naissance de l’Avatâra au centre de la caverne initiatique, car il est évident que la signification est encore ici la même, l’application seule en étant différente. Quand une ouverture est pratiquée au sommet du dôme, c’est par là que s’échappe au-dehors la fumée qui s’élève du foyer ; mais ceci encore, bien loin de n’avoir qu’une raison purement utilitaire comme des modernes pourraient se l’imaginer, a au contraire un sens symbolique très profond, que nous examinerons maintenant, en précisant encore la signification exacte de ce sommet du dôme dans les deux ordres macrocosmique et microcosmique.

[12] Parfois, le dôme lui-même peut ne pas exister dans la construction sans pourtant que le sens symbolique en soit altéré ; nous voulons faire allusion au type traditionnel d’une maison disposée en carré autour d’une cour intérieure ; la partie centrale est alors à ciel ouvert, mais, précisément, c’est la voûte céleste elle-même qui joue en ce cas le rôle d’un dôme naturel. Nous dirons incidemment, à ce propos, qu’il y a une certaine relation, dans une forme traditionnelle donnée, entre la disposition de la maison et la constitution de la famille ; ainsi, dans la tradition islamique, la disposition quadrilatérale de la maison (qui normalement devrait être entièrement fermée au-dehors, toutes les fenêtres s’ouvrant sur la cour intérieure) est en rapport avec la limitation du nombre des épouses à quatre au maximum, chacune d’elles ayant alors pour son domaine propre un des côtés du quadrilatère.

Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962

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